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CHRONIQUE DE L’IMPROVISTE – « Un pays de débats, pas de silence : l’âme indomptable du Sénégal » |(Par Henriette Niang Kandé)

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Le 22 avril 2025, un arrêté ministériel a ordonné la cessation immédiate des activités de diffusion, de publication et de partage de contenus par les médias jugés non conformes au Code de la presse. Cette mesure concerne aussi bien les médias en ligne, écrits qu’audiovisuels, et prévoit des sanctions sévères pour les contrevenants. Depuis à peu près un an, des actes ont été posés, qui, pris isolément, pourraient passer pour des mesures administratives classiques. Pris ensemble, ils dessinent une stratégie de marginalisation et d’affaiblissement d’une presse libre, pilier pourtant essentiel de la démocratie sénégalaise. Dans ce contexte, la vigilance s’impose plus que jamais pour empêcher que ne s’installe, insidieusement, une ère de musellement progressif sous couvert de normalisation.

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Cette dernière décision du ministre de la Communication Alioune Sall ravive les inquiétudes quant à l’avenir du paysage médiatique sénégalais. Avant elle, les diffuseurs et éditeurs professionnels de la presse classique et en ligne, ont dénoncé ces mesures, les qualifiant de dérives et de tentatives de « criminalisation de l’activité de presse ».

« Le Sénégal n’a jamais été un pays de silence. Il ne le sera jamais. » Derrière cette affirmation, se dessine toute l’histoire d’une nation profondément attachée à la parole libre, à l’expression plurielle, et à la confrontation démocratique des idées. Car oui, dans cette contrée fière et frondeuse, le silence est une denrée plus rare que la pluie en saison sèche. La liberté d’expression n’est pas un luxe : c’est un sport national, parfois pratiqué sans échauffement. Terre de débats publics effervescents, le Sénégal a bâti sa réputation de bastion de la liberté de presse en Afrique au prix de luttes longues, souvent âpres, mais décisives. Conquérir l’indépendance éditoriale n’était pas un privilège octroyé : c’était une lutte de chaque instant. Arrestations, censures, intimidations n’étaient pas rares. Pourtant, les journalistes sénégalais ont persévéré, creusant, dénonçant, informant, même lorsque l’étau se resserrait.

Depuis l’indépendance, le Sénégal a bâti son image de bastion de la libre parole à la sueur de débats houleux, de tribunes effervescentes, et accessoirement, de quelques séjours imprévus en prison pour journalistes un peu trop inspirés. Dès les années 1960, sous Léopold Sédar Senghor – poète certes, mais pas franchement anarchiste –, la création du quotidien gouvernemental sonnait comme un clin d’œil ironique : un journal d’État, certes, mais où il pouvait arriver que la lumière des débats filtre quand même à travers les rideaux épais du pouvoir. La surveillance, omniprésente mais d’une discrétion de chat botté, visait surtout à serrer sans étrangler. Les services de renseignement, aussi subtils qu’un éléphant en ballerines, guettaient d’un œil suspicieux les plumes trop joueuses.

De temps en temps, une mesure drastique prise pour refroidir les ardeurs. Pourtant, divine ironie, c’est sous cette chape de plomb ajourée qu’a poussé un drôle de jardin de journalistes : des as du sous-entendu, des champions de la métaphore contournée, capables de faire passer l’essentiel en glissant entre les mailles du filet. Braver l’interdit de face ? Très peu pour eux. Mieux valait danser autour.

Ce savant numéro d’équilibriste, entre autorisation murmurée et interdiction à peine chuchotée, a taillé sur mesure la future presse sénégalaise pour les grandes batailles d’indépendance éditoriale. À force de parler sous haute surveillance — un œil sur la copie, l’autre sur la sortie de secours — les journalistes ont affûté leur art de la résistance : d’abord en douce, à petits pas de fourmi, puis en tapant du pied, à mesure que le vent de la démocratie se transformait en tempête décoiffante.

Puis, vint la grande époque du « ça passe ou ça casse ». Les années 1980, sous Abdou Diouf, ont vu éclore radios privées, journaux irrévérencieux et magazines d’investigation qui grattaient là où ça démangeait. Résultat ? Arrestations en série, convocations matinales à la police, menaces à peine voilées… Mais les journalistes sénégalais, eux, avaient la peau dure et le stylo acerbe. Mieux encore : chaque tentative de muselière produisait l’effet inverse, un effet Streisand, version sénégalaise. L’effet Streisand étant le phénomène où le fait de vouloir cacher, supprimer ou censurer une information, provoque exactement l’effet inverse. Cela attire encore plus d’attention sur cette information.

Avec Abdoulaye Wade au pouvoir dès 2000, puis Macky Sall en 2012, on croyait à l’avènement d’une ère de velours. Oh que non ! Si quelques avancées notables virent le jour – un Code de la presse, des lois sur l’accès à l’information –, le tango entre pouvoir et médias est resté endiablé : un pas en avant, deux croche-pattes, et de grands cris d’indignation en prime time.

La loi 2017-27, portant Code de la Presse, laborieusement adoptée après d’interminables palabres où syndicats de journalistes, autorités publiques et organisations de droits humains se regardaient en chiens de faïence, illustre à merveille cette dynamique : tout se discute, tout se négocie, parfois même à coups de communiqués rageurs, de grèves symboliques, et de menaces à peine polies sur les plateaux télé.

Mais soyons justes. Si la presse sénégalaise tient encore debout aujourd’hui, ce n’est pas grâce à la mansuétude des gouvernants successifs – souvent tentés d’éteindre le feu avec de l’essence –, mais bien grâce à l’indomptable énergie d’une armée de journalistes, chroniqueurs, caricaturistes et activistes de l’ombre qui ont fait de l’audace une vertu cardinale.

Parmi les figures de proue, difficile de ne pas saluer avec un sourire complice les contributions de Babacar Touré, un des pionniers des médias privés, Sidy Lamine Niasse, grand provocateur devant l’Éternel, et Abdou Latif Coulibaly, fouilleur de dessous de tapis officiels. Et combien d’anonymes, plume en main, dictaphone usé, ont bravé menaces et pauvreté éditoriale pour que, quoi qu’il arrive, « ça se sache » !

L’histoire n’est pas terminée. Car de nouvelles bêtes noires rôdent dans les couloirs de la liberté de presse et de ceux de la liberté de la presse. La scène médiatique ressemble à une immense kermesse où se mêlent vieux briscards, jeunes loups… et une foule de francs-tireurs pour qui le mot « déontologie » évoque vaguement un médicament contre la toux. Le journalisme, celui noble et rigoureux, a vu débarquer une armée de scribouillards, autoproclamés « voix du peuple », « éveilleurs de conscience » ou, plus sobrement, « experts en tout et en rien ».
Dans ce bazar, certains croient dur comme fer que la liberté de la presse équivaut à une licence officielle pour insulter son prochain entre deux fautes d’orthographe. On publie sans vérifier, on balance sans nuance, on commente sans savoir. La déontologie, jadis fièrement brandie comme une bannière, est soigneusement roulée en boule et jetée dans un coin sombre, entre l’objectivité perdue et l’esprit critique disparu. Désormais, il suffit d’avoir un compte Facebook ou sur un autre réseau social, une opinion tranchée et un clavier en état de marche pour se proclamer « journaliste d’investigation ». Résultat : des articles qui tiennent plus du billet d’humeur que de l’enquête sérieuse, et des reportages où le « on-dit » sert de preuve irréfutable. La règle du jeu est simple : plus c’est gros, plus ça passe.

Dans ce chaos informationnel, la liberté de la presse est menacée autant par les censeurs que par ceux qui, sous couvert d’opinion libre, insultent, diffament et désinforment. Le temps est venu d’instaurer des mesures claires et fermes pour encadrer ce « nouveau type de journaliste » qui confond clavier et kalachnikov verbale. Sans bâillonner la presse authentique, il s’agit d’assainir le paysage, de restaurer la déontologie et de rappeler que la liberté n’est pas l’anarchie. Cela aussi relève de la responsabilité des professionnels eux-mêmes.

Mais, ne nous y trompons pas. Avec l’arrivée du nouveau pouvoir en 2024, on scrute avec la vigilance d’un chat en embuscade, les tentations de censure soft sous couvert de régulation, des pressions économiques sur des rédactions exsangues, mais toujours professionnelles. Car si la profession est aujourd’hui bousculée, éclaboussée parfois par les dérives des « journalistes d’occasion », elle n’en reste pas moins peuplée de femmes et d’hommes qui n’ont pas oublié ce que coûte la liberté. Ce sont eux, héritiers d’une tradition de combats opiniâtres pour le droit d’informer, qui se dressent avec la ténacité d’un roc contre toute velléité de musellement.

Face aux nouveaux périls, ces journalistes chevronnés ne se feront pas d’illusions. Ils ont appris que les censures modernes se dissimulent derrière de nobles prétextes : la lutte contre les « fake news », la nécessaire « moralisation » de l’espace public, la défense de « l’intérêt général ». Mais derrière les mots lisses, ils savent lire les intentions rugueuses. Et, forts de leur histoire, ils opposeront à ces habillages de la censure, une résistance ferme, argumentée, fondée sur le droit, la légitimité et la force de l’expérience. Il s’agit de préserver un droit fondamental du peuple sénégalais : celui d’être informé librement, honnêtement, sans filtres ni chaînes invisibles. Les professionnels de la presse savent que leur combat dépasse leur sort personnel. Il engage l’avenir même de la démocratie sénégalaise. Une démocratie sans presse libre n’est qu’un simulacre, une vitrine vide destinée à tromper les naïfs.

Chaque tentative d’étouffement, chaque manœuvre sournoise, chaque pression déguisée sera observée, dénoncée et combattue. Avec calme, avec rigueur, avec obstination, mais haut et fort, par une profession aguerrie, qui connaît la valeur de ses conquêtes et refuse d’en être dépossédée.

Car l’expérience enseigne que si au Sénégal on parle fort, il faut aussi savoir hurler pour défendre les acquis : le droit de dire, de contredire, de caricaturer, les puissants du jour.

Préserver cet héritage, c’est accepter les clashs télévisés, les éditos qui font bondir au Palais, les caricatures, et les scoops qui dérangent les siestes ministérielles. C’est le prix d’une démocratie qui respire – bruyamment certes –, mais qui respire encore.

C’est cette dynamique, patiemment construite au fil des décennies, qui explique pourquoi aujourd’hui encore, malgré les crises politiques, les changements de régime ou les tentations autoritaires, la presse sénégalaise demeure une force impossible à bâillonner. La parole n’est pas seulement libre. Elle est aussi tonitruante, espièglement audacieuse

Et c’est justement pour cela que, malgré tout, le silence n’y fera jamais loi. Parce que c’est dans le bruit des batailles démocratiques et le fracas de débats que la presse libre et professionnelle a été forgée.

Par Henriette Niang Kandé

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